- La revanche de Karl Marx
La vengeance est un plat qui se mange froid. Il ne nous vient pas à l’esprit de meilleure formule pour traiter ces derniers temps du retour en force de Karl Marx sur la scène médiatique. Time magazine, un des principaux magazines d’information étasuniens, a décidé cette semaine de consacrer un article de fond au philosophe de Trèves et de réhabiliter, rien moins que ça, ses théories économiques et sociales. Marx a portant toujours fait peur aux États-Unis, au point de devoir être vendu sous le manteau durant la Guerre froide, quand on craignait outre-Atlantique que le communisme ne règne un jour en maître sur le monde. La chute de l’URSS a sonné, pour beaucoup, la fin d’un idéal de justice et de paix. Les vingt années qui ont suivi ont été vécues comme un cauchemar pour tous ceux qui se qualifiaient jusque-là de marxistes. Mais aujourd’hui, alors que le capitalisme sombre dans une crise endémique, voici qu’on s’aperçoit que Marx avait peut-être tout prévu en apportant même les solutions aux problèmes actuels. La vente de ses œuvres a fait un bond, signe que le théoricien révolutionnaire du socialisme n’est pas mort ; il est même plus vivant que jamais. Autre signe qui ne trompe pas, certains anticapitalistes se réclamant peu ou prou de Marx arrivent aujourd’hui à s’épancher dans les media généralistes étasuniens, ouverts jusqu’ici aux thuriféraires de l’idéologie de marché dont on sait aujourd’hui où ils nous ont menés.
Time magazine a publié un long article de Michael Schuman, correspondant du magazine à Pékin, capitale d’un pays qui n’a pas renoncé au communisme. « Marx a théorisé le fait que le système capitaliste appauvrissait les masses et concentrait les richesses entre les mains de quelques-uns, provoquant des conflits sociaux et des crises économiques. Il avait raison. C’est si facile de trouver des statistiques qui montrent que les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent », a admis Schuman, concédant au philosophe allemand d’avoir prophétisé la dégénérescence du capitalisme. Des propos que ne contredit pas l’étude faite en septembre par l’Economic Policy Institute de Washington ; selon le laboratoire d’idées étasunien, le revenu moyen d’un travailleur était en 2011 inférieur aux États-Unis à ce qu’il était en 1973. Évolution d’une société totalement inégalitaire, entre 1983 et 2010, 38,3 % de la croissance des richesses ont été accaparés par un petit pour cent de la population et 74,2 % par les 5 % les mieux lotis. Les pauvres sont ainsi engagés dans un processus de précarisation constant.
Mais Time magazine va encore plus loin en allant jusqu’à évoquer le retour de la lutte des classes. À vrai dire, on ne peut faire moins en voyant les travailleurs du monde entier exprimer une colère grandissante. « Marx avait prédit une telle issue. Les communistes affirment ouvertement que leurs buts ne pourront être atteints que par le renversement violent de l’ordre existant. Les travailleurs n’ont rien à y perdre que leurs chaînes. Il y a des signes qui montrent que les travailleurs du monde entier sont de plus en plus impatients. Des dizaines de milliers d’entre eux sont déjà descendus dans les rues de Madrid ou d’Athènes pour protester contre des mesures d’austérité qui ne font qu’empirer les choses », a écrit Michael Schuman, effrayé par la dégradation économique du Vieux Monde.
Mais les Américains peuvent encore dormir sur leurs deux oreilles, la révolution voulue par Marx semble être encore lointaine dans sa réalisation étant donné la faiblesse des organisations de travailleurs. La raison, selon un marxiste comme Jacques Rancière, professeur émérite à l’université de Paris VIII, s’explique par le fait que les dirigeants et les membres de ces organisations ne voudraient pas réellement renverser le capitalisme, mais simplement le réformer. Time magazine concluait cependant son article comme un avertissement : « si les politiciens ne sont pas suffisamment inventifs pour garantir l’équité économique au plus grand nombre, les travailleurs du monde entier ne pourront que ressentir le besoin de s’unir. Et Marx pourrait obtenir sa revanche ». Nous en prenons chaque jour un peu plus le chemin…
Capitaine Martin.