Mondialisation et démocratie : quelques notions de base
Par Michael Parenti
Source : http://www.countercurrents.org/pare...
L’objectif des grands groupes transnationaux est de réellement devenir transnationaux, c’est à dire de se positionner au-dessus du pouvoir souverain d’une nation, tout en étant servis par les pouvoirs souverains de tous les pays.
Cyril Siewert, directeur administratif et financier (DAF), du groupe Colgate Palmolive aurait tout aussi bien pu parler au nom de toutes les transnationales quand il a déclaré : "Les Etats-Unis n’ont pas leur mot à dire en ce qui concerne les ressources de notre compagnie. Il n’y a aucune règle qui impose de donner la priorité au pays " Avec les accords internationaux sur le "libre-échange", tels que l’ALENA (Accord de Libre-Echange Nord-Américain, NAFTA en anglais), le Gatt (General Agreement on Tariffs and Trade) et la Zone de Libre-Echange des Amériques (ZLEA, en anglais : FTAA), les grands groupes transnationaux se sont hissés au-dessus des pouvoirs souverains des états nations. Ces accords donnent aux commissions de commerce international anonymes le pouvoir d’empêcher, de rejeter ou de diluer la moindre loi de tout pays qui pèserait sur l’investissement et les prérogatives commerciales des transnationales.
Ces commissions - dont l’OMC en est un exemple typique - regroupent un panel de "spécialistes du commerce" qui s’érigent en juges des questions économiques, et qui se placent au-dessus du pouvoir et du contrôle populaire de tous les pays, s’assurant par là même la suprématie du capital financier international. Ce fonctionnement, appelé mondialisation, est considéré comme l’inévitable vecteur de croissance naturel profitable à tous. C’est en fait, un coup d’état mondial orchestré par les intérêts économiques du big business mondial.
Elus par personne et issus du monde de l’entreprise, ces panels se rencontrent en secret et, n’étant pas liés aux clauses de conflits d’intérêts, ont souvent des intérêts économiques dans les questions mêmes dont ils débattent. Des 500 pages de réglementations et de restrictions, pas une seule n’est destinée aux entreprises privées. Elles concernent toutes les gouvernements.
Les gouvernements signataires doivent baisser leurs tarifs douaniers, cesser de subventionner leur agriculture, offrir le même traitement aux compagnies étrangères qu’aux compagnies locales, honorer toutes les demandes de brevets privés, et se conformer aux règles édictées par les membres permanents d’une élite bureaucratique, l’OMC. Si un pays refuse de changer sa législation selon les diktats d’un comité de l’OMC, celle-ci peut lui infliger des amendes ou des sanctions économiques internationales, privant le pays récalcitrant de marchés et d’équipements indispensables. Atteintes à la santé publique et à l’environnement Agissant comme juge suprême au niveau mondial, l’OMC a rejeté des lois qui constituaient, selon elle, "un obstacle au libre-échange".
Elle a imposé au Japon des teneurs plus élevées en résidus de pesticides dans les produits alimentaires importés.
Elle a empêché le Guatemala de légiférer contre une publicité mensongère pour des aliments pour bébés. Elle a fait lever dans divers pays l’interdiction de l’amiante, et fait changer la réglementation sur les économies de carburants et sur les normes d’émissions de polluants atmosphériques pour les véhicules à moteur. Elle s’est prononcée également contre les lois de protection de la vie aquatique et contre l’interdiction de fabrication de produits à partir d’espèces menacées. L’interdiction dans l’Union Européenne de l’importation de bœuf américain bourré d’hormones, était massivement approuvé par les populations dans toute l’Europe, mais un panel de l’OMC composé de 3 membres a décidé que cette interdiction était contraire aux lois sur la liberté du commerce.
Cette décision sur le boeuf a constitué une menace pour tout un tas d’autres réglementations sur l’importation de denrées alimentaires pour des raisons de santé publique. L’OMC a rejeté la partie de la loi sur l’Air Pur aux US qui interdisait certains additifs dans l’essence parce cette mesure empêchait les importations en provenance de raffineries à l’étranger.
L’OMC a rejeté également la partie de la loi sur les Espèces en Voie de Disparition qui interdisait l’importation de crevettes capturées avec des filets sans dispositif de protection pour les tortues de mer.
Le libre échange, ce n’est pas le commerce équitable ; il profite à des pays puissants au détriment des faibles, et il sert les intérêts des riches au détriment de nous tous. La mondialisation, c’est revenir sur beaucoup de réformes du XX° siècle : pas de liberté de boycotter des produits, pas d’interdiction contre le travail des enfants, pas de salaire minimum vital ou d’avantages sociaux, pas de services publics s’ils entrent en compétition avec les services privés, pas de protections sociales qui viennent réduire la marge des entreprises. Le Gatt et les accords de libre échange suivants permettent aux multinationales d’imposer un droit de propriété intellectuelle sur l’agriculture locale et autochtone. Ainsi, l’agrobizness peut mieux infiltrer les petites communautés économiquement autonomes pour s’accaparer leurs ressources.
L’Inde et ses ressources convoitées par les multinationales
Ralph Nader donne l’exemple du neem-tree, dont les extraits contiennent des pesticides naturels et des propriétés médicinales. Cultivé en Inde pendant des siècles, cet arbre a attiré l’attention de diverses compagnies pharmaceutiques qui ont déposé des demandes de brevets, ce qui a déclenché d’énormes manifestations en Inde. Et, c’est l’OMC qui l’a décrété, les compagnies pharmaceutiques ont maintenant le contrôle exclusif de la commercialisation des produits tirés du neem, une règle appliquée à contre cœur en Inde.
Des dizaines de milliers d’agriculteurs autrefois indépendants sont maintenant contraints de travailler pour des compagnies pharmaceutiques puissantes à des conditions imposées par ces compagnies dont le but est de se gaver de bénéfices.
Un accord commercial entre l’Inde et les Etats-Unis, le "Knowledge Initiative on Agriculture" (KIA), soutenu par Monsanto et d’autres géants transnationaux , permet à Monsanto de s’emparer du marché des semences en Inde, à Archer Daniels Midland and Cargill de s’occuper du secteur commercial, et à Wal-Mart (WM a annoncé des projets d’ouvertures de 500 magasins en Inde, en août 2007) d’accaparer le marché de la distribution.
C’est une véritable déclaration de guerre contre les agriculteurs indépendants et les petits commerces en Inde, et une menace pour la sécurité des produits alimentaires. Les agriculteurs s’organisent pour se protéger contre cette invasion économique grâce aux banques de semences traditionnelles et à la création de programmes d’aides à l’agriculture locale. Un agriculteur explique :"Nous n’achetons pas les semences sur le marché parce que nous avons peur qu’elles ne soient contaminées par les OGM ou que ce soient des semences stériles ("terminator seeds)"
Dans la même veine, l’OMC a décidé que le groupe américain RiceTec détiendrait les droits de propriété intellectuelle de toutes les nombreuses variétés de riz basmati, cultivé par les agriculteurs indiens depuis des siècles. Elle a également accordé à un groupe japonais les droits exclusifs au niveau mondial de la production de la poudre de curry.
Comme le montrent tous ces exemples, le soi-disant "libre échange" sert à donner le contrôle des marchés exclusivement aux grands groupes industriels. Cette situation a fait dire au premier ministre malaisien, M. Mahathir Mohamad : "Nous nous trouvons actuellement dans la situation où cette appropriation des ressources génétiques par les grandes compagnies transnationales agroalimentaires leur permet de réaliser d’énormes bénéfices en produisant des mutations génétiques brevetées de ces mêmes matières premières". A quelles profondeurs sommes-nous descendus dans le marché mondial quand les dons de la nature aux pauvres se sont pas protégés et que leur modification, opérée par les riches, devient propriété exclusive ?
Si le comportement actuel des pays riches est conforme à ce qui s’est passé précédemment, la mondialisation signifie simplement la suppression des frontières pour que ceux qui ont le capital et les marchandises soient libres de dominer les marchés.
Services publics et entraves au libre-échange Avec l’AGCS (Accord Général sur le Commerce et les Services) et le ZLEA, tous les services publics sont menacés .
Un service public peut être accusé d’occasionner des "pertes d’opportunités(c'est à dire en langue française : occasins; opportunity est de l'anglais) commerciales", ou de fournir des subventions inéquitables.
Pour ne citer que cet exemple : le programme d’assurance automobile proposé dans la province de l’Ontario, au Canada, a été accusé de faire de la "concurrence déloyale". Si la province de l’Ontario voulait avoir sa propre assurance automobile, elle devait verser aux compagnies d’assurance l’équivalent, selon leurs estimations, du manque à gagner présent et futur sur les contrats d’assurances automobiles dans l’Ontario, un coût prohibitif pour la province.
Ainsi, les citoyens n’ont pas eu le droit de faire valoir leur droit souverain à la démocratie pour établir un système d’assurance automobile alternatif à but non lucratif.
Dans un autre cas, le service postal privé UPS a exigé de la Poste Canadienne des compensations financières pour perte d’occasions commerciales, ce qui signifie qu’avec les accords de libre-échange, la Poste Canadienne serait tenue de dédommager UPS de tous les contrats supplémentaires qu’elle aurait eus s’il n’y avait pas eu de service public postal.( ! ) Le syndicat de la Poste canadienne a porté l’affaire devant les tribunaux, disant que cet accord constitue une violation de la constitution canadienne.
Après l’entrée en vigueur de l’ALENA, le groupe américain Ethyl a attaqué en justice le gouvernement canadien, pour "pertes d’opportunités commerciales" d’un montant estimé à 250 millions de dollars et pour "entrave aux activités commerciales" parce que le Canada avait interdit le MMT, un additif pour l’essence produit par Ethyl que les autorités canadiennes considéraient comme carcinogène. Craignant de perdre le procès, les autorités canadiennes ont cédé, acceptant de lever l’interdiction du MMT, de verser à Ethyl une compensation de 10 millions de dollars, et d’annoncer publiquement que le MMT n’était pas dangereux, malgré des études scientifiques prouvant le contraire. La Californie a également interdit ce produit dangereux pour la santé ; cette fois-ci, une compagnie Ethyl dont le siège était au Canada a attaqué la Californie en se prévalant de l’ALENA pour dénoncer une entrave déloyale au libre échange.
Les accords internationaux de libre échange comme le Gatt et l’ALENA ont précipité l’acquisition par des groupes privés de marchés locaux, écrasant les petites entreprises et les collectifs de travailleurs. Avec l’Alena, les emplois plus rémunérateurs en Amérique ont disparu quand les entreprises ont fermé leurs portes pour sous-traiter la production au Mexique où la main d’œuvre est moins chère.
Parallèlement, des milliers de petites entreprises mexicaines ont dû cesser leur activité. Le Mexique était inondé de maïs et de produits laitiers bon marché, produits industriellement en quantités énormes par les compagnies agro-industrielles (largement subventionnées par l’Etat), ce qui a ruiné les agriculteurs et les distributeurs mexicains et provoqué l’exode de nombreux agriculteurs pauvres. Les compagnies US qui se sont récemment installées proposent des emplois avec des salaires de misère et des conditions de travail épouvantables.
A nous, Américains du Nord, on explique que pour rester compétitifs à cette époque de mondialisation, il va falloir augmenter le rendement tout en réduisant les coûts de production et les coûts salariaux - en d’autres termes, travailler davantage pour gagner moins. Et c’est en fait ce qui se produit : la semaine de travail s’est rallongée de 20% (de 40 heures à 46 et même 48 heures) et les salaires ont baissé au cours du règne de George W Bush. Ce n’est que grâce à ces "rajustements", nous dit-on, que nous pouvons espérer lutter contre les forces impersonnelles de la mondialisation qui nous entraînent. En fait, il n’y a rien d’impersonnel à ces forces. Les accords de libre échange, y compris les plus récents qui n’ont pas encore été soumis au Congrès américain ont été consciemment élaborés par le Grand Capital et ses sous-fifres au gouvernement pendant un certain nombre d’années dans le but de mettre en place une économie mondiale déréglementée qui annihile tout contrôle démocratique sur les pratiques commerciales.
Les citoyens d’une province, d’un état ou d’un pays, ont de plus en plus de mal actuellement à obtenir des autorités qu’elles imposent des systèmes de protection ou
qu’elles développent de nouvelles formes de créations dans le secteur public de peur que leur décision soit rejetée par quelque comité auto proclamé de libre échange international.
Pour éviter les débats au Sénat, l’ALENA et le Gatt ont été appelés "accords", plutôt que "traités", une ruse sémantique qui a permis au président Clinton de se passer du vote à la majorité des 2/3 au sénat et éviter tout processus d’amendement du traité.
L’OMC a été approuvée par une session bancale du congrès qui s’est tenue après les élections au Congrès de 1994 et avant la prise de fonction officielle des nouveaux élus. Aucun des candidats à cette élection n’a expliqué aux électeurs qu’il s’agissait en fait de soumettre les Etats-Unis à l’obligation perpétuelle de veiller à ce que la législation nationale n’entre pas en conflit avec les diktats du libre échange international.
Ce qui est réduit à néant ici, c’est non seulement un certain nombre de bonnes lois qui traitent de l’environnement, des services publics, du droit du travail, et de la protection du consommateur, mais également le droit même de les promulguer. La souveraineté du peuple elle-même est cédée au profit d’une organisation du commerce ploutocrate et secrète qui prétend exercer un pouvoir plus important que celui du peuple, de ses tribunaux et de sa législation. Nous avons affaire ici à un coup d’état mondial perpétré par le grand capital sur les nations du monde.
La mondialisation, c’est une extension logique de l’impérialisme, une victoire de l’empire sur la république, de la finance internationale sur la production locale et la démocratie des états nations (même si elle est imparfaite).
En 2003-4, les pays pauvres, ayant pris conscience que le libre échange constituait une escroquerie, ont refusé de renoncer au peu de souveraineté qui leur restait encore. Avec la résistance populaire, de plus en plus de dirigeants hésitent à signer de nouveaux accords commerciaux.
Qu’en est-il de la souveraineté nationale et de la souveraineté populaire ?
Le problème (...) avec cette position c’est qu’elle ignore le coeur même de la lutte actuelle c’est que ce n’est pas seulement la souveraineté nationale qui est en danger, c’est la souveraineté populaire.
Des millions de personnes dans le monde entier sont descendues dans la rue pour manifester contre les accords de libre échange. Parmi elles, des agriculteurs, des travailleurs ouvriers, des étudiants et des intellectuels (y compris de nombreux marxistes qui une vision de la situation beaucoup plus lucide que ceux cités plus haut) tous étant conscients que quelque chose de nouveau se prépare et ils veulent être présents dans ce mouvement. Dans son sens actuel, le terme de mondialisation signifie une nouvelle étape de l’expropriation internationale, destinée, non pas à éliminer l’état nation mais à laminer ce qui reste de droits démocratiques permettant de protéger le revenu social et de restreindre le pouvoir des grands groupes transnationaux.
Les accords de libre échange, de fait, rendent illégaux tous les statuts et les réglementations qui restreignent d’une façon ou d’une autre les investissements privés. Appliqués à la lettre, ces accords signent la fin des protections sociales même imparfaites que les peuples ont réussi à cumuler après des générations de luttes quand les politiques publiques étaient souveraines.
Avec les accords de libre échange tous les services publics peuvent être complètement laminés pour la bonne raison qu’ils font perdre des opportunités commerciales aux investisseurs privés.
C’est ainsi que des hôpitaux publics peuvent se voir infliger des amendes sévères sous prétexte qu’ils enlèvent des marchés au secteur privé ; les systèmes publics de distribution d’eau, les écoles publiques, les bibliothèques publiques, les logements publics et les transports publics sont coupables de priver leurs homologues du privé d’opportunités commerciales. Il en va de même pour la sécurité sociale, la Poste et les assurances automobiles publiques. Les lois qui tentent de protéger l’environnement, les droits des travailleurs ou la santé des consommateurs ont été rejetées parce qu’elles constituaient des "obstacles " au libre échange. Ce qui est également rejeté implacablement, c’est le droit d’avoir de telles lois. C’est là le point le plus important de tous et celui qui est le plus fréquemment oublié par l’ensemble des formations politiques, de droite comme de gauche.
Avec ces accords de libre échange, les droits à la propriété intellectuelle ont été placés au-dessus de tous les autres droits, y compris celui de vivre dans un environnement sain, le droit à des services publics abordables et le droit à une parcelle de démocratie économique. Au lieu de cela, un nouveau droit a reçu un statut absolutiste, le droit des entreprises à faire des bénéfices.
Il a été utilisé pour museler les travailleurs et leur interdire de développer un secteur public qui serve leurs intérêts.
Le droit fondamental à la liberté d’expression est ignoré quand le "dénigrement d’un produit marchand" est considéré comme une entrave au libre échange. Quant à la nature elle-même, elle est accaparée et privatisée par les groupes transnationaux.
La lutte contre le libre échange c’est donc la lutte pour le droit à la démocratie politico-économique, aux services publics, et à un revenu social - c’est à dire le droit de ne pas être pieds et poings liés au grand capital.
Nous sommes à une nouvelle période radicale de la lutte des classes. Incarnée par les accords de libre-échange, la mondialisation n’a pas grand-chose à voir avec le commerce et est tout sauf libre. Elle profite aux pays riches au détriment des pays pauvres, et aux classes riches d’un pays au détriment des citoyens ordinaires. C’est le nouveau spectre qui hante le même vieux monde.
’’Michael Parenti’s recent books include The Assassination of Julius Caesar (New Press), Superpatriotism (City Lights), and The Culture Struggle (Seven Stories Press).
voir aussi De la contestation mondiale bobo-docile....